Ce que l’« adolescence » cache à propos de la « manosphère »

La mini-série de Netflix donne un aperçu de l'isolement social des jeunes et des exigences excessives imposées aux adultes. Cependant, comme l'explique Elli Scambor, membre de MenEngage Europe, dans cet article d'opinion, la série reste vague sur la façon dont la masculinité radicale est vécue en ligne.

Elli Scambor

La mini-série Adolescence de Netflix, qui a déjà enregistré près de 100 millions de vues trois semaines après sa sortie, raconte l’histoire d’un garçon de 13 ans soupçonné d’avoir tué une fille. Elle est émotionnellement dérangeante et impressionne par sa pertinence sociale : La série est un portrait des dangers qui menacent les jeunes dans un monde de plus en plus numérisé, et qui comprend également le pouvoir de séduction de ce qu’on appelle la manosphère. L’adolescence est touchante, douloureusement réaliste et souvent difficile à supporter. C’est pourquoi cette série est si importante. C’est un signal d’alarme : les jeunes ne sont pas seulement en ligne, ils y vivent. Et ce qui s’y passe peut détruire des vies.

Mais Adolescence reste étrangement vague sur des points cruciaux. Les mécanismes de la radicalisation numérique, notamment ceux de la manosphère, sont évoqués mais peu expliqués. Le film montre un garçon qui se replie sur lui-même, regarde son téléphone portable, se met en colère. Mais qu’y voit-il ? Quel contenu le modifie ? Quelles sont les idéologies qui l’attirent ? Ces questions restent sans réponse. Si vous n’avez pas encore eu affaire à la manosphère, vous aurez du mal à classer certains moments de la série.

Il y a des indications – par exemple, lorsque le fils d’un officier de police dit à son père qu’il ne comprend pas « ce monde » et qu’il fait référence à la « pilule rouge ». Dans la manosphère, la « pilule rouge » est un code d’éveil contre un système prétendument anti-hommes. Le pendant de cette pilule est la « pilule bleue », qui représente une vie dans l’ignorance aveuglée par les féministes. Mais il s’agit d’une allusion. Une compréhension plus approfondie de ce que des millions de jeunes voient en ligne chaque jour – et de ce qui façonne leur vision d’eux-mêmes et des autres – n’est pas développée.

La manosphère n’est pas une entité uniforme, mais un réseau lâche mais puissant d’espaces numériques – forums, plateformes, canaux – dans lesquels les hommes confirment mutuellement leurs visions antiféministes du monde. Des sous-cultures telles que les incels (célibataires involontaires), les MGTOW (Men Going Their Own Way) ou les PickUp Artists sont unies par la conviction que les hommes sont systématiquement désavantagés – et que la domination, le repli sur soi ou la violence sont des réponses légitimes à cette situation.

Dans ce monde en ligne, les idéaux hypermasculins sont célébrés : intrépidité, contrôle, froideur émotionnelle. Des études montrent que des influenceurs comme Andrew Tate sont devenus des modèles pour de nombreux jeunes. Les algorithmes amplifient cet effet, le contenu radical se normalise. La manosphère agit comme un réseau de soutien pour les jeunes qui se sentent seuls, blessés ou dépassés. Elle offre un sentiment d’appartenance, une orientation – et des coupables simples : les filles, les femmes, les personnes homosexuelles et les autres masculinités.

Cependant, ces espaces numériques ne sont pas seulement des niches radicales, ils sont l’expression d’un système patriarcal plus large qui socialise encore de nombreux garçons avec des idées rigides de la masculinité. La vulnérabilité est taboue, la domination est indispensable. Ceux qui ne suivent pas sont dévalorisés en tant que « bêta » (soumis et faibles). Résultat : pression intérieure, stress psychologique et, souvent, violence à l’égard d’autrui. Car ceux qui n’ont jamais appris à gérer la frustration peuvent recourir à la dévalorisation, à la haine ou à la violence.

Des études telles que la State of American Men Study (2023) montrent que le monde numérique est depuis longtemps un lieu central de socialisation : près de la moitié des jeunes hommes estiment que la vie en ligne est plus gratifiante et plus significative que la vie hors ligne. Un tiers des 2 022 hommes de 18 à 45 ans interrogés n’ont eu aucun contact avec des personnes extérieures à leur foyer au cours de la semaine écoulée. Particulièrement inquiétant : Les plus jeunes sont nombreux à faire confiance à des influenceurs misogynes. L’internet remplace les vrais soignants et devient ainsi un lieu où la masculinité est codée d’une manière nouvelle et souvent radicale.

Nous ne devons pas laisser le champ libre à ceux qui vendent la misogynie comme une offre d’identité. Des contre-espaces numériques sont nécessaires pour rendre visibles des images de masculinité fondées sur l’attention, l’empathie et le dévouement. Les garçons doivent faire l’expérience qu’ils sont autorisés à prendre soin d’eux-mêmes et des autres. Cela doit être appris et pratiqué. Cela ne se fait pas tout seul.

Les garçons doivent être motivés pour devenir des acteurs de leur environnement de vie, pour discuter des exigences de la masculinité, pour faire face à la violence, pour développer leur propre vision de la cohésion. Cette approche ne fonctionne que si elle est conçue avec les jeunes – à hauteur d’yeux, fidèle à la réalité et authentique. Et elle doit être pensée de manière intersectionnelle : Si l’on veut briser les structures de la manosphère, il faut aussi parler du racisme, de la queerphobie et de l’inégalité sociale.

Les adultes doivent également apprendre. Avant tout, les parents et les professionnels de l’éducation doivent comprendre le monde numérique des jeunes. Ils doivent reconnaître les codes tels que la pilule rouge et savoir comment réagir. Le travail éducatif devrait combiner les compétences émotionnelles et médiatiques. Les écoles sont plus que des lieux d’apprentissage, ce sont des lieux de relation. Les jeunes ont besoin d’adultes qui les écoutent, les reconnaissent, les prennent au sérieux et leur proposent des alternatives.

L‘adolescence veut être un avertissement. Mais pour être efficace, nous devons aussi mettre en lumière les coins sombres où se forment la misogynie et les fantasmes masculins de violence. La manosphère est réelle. Mais l’espoir, le changement – et les jeunes qui sont prêts à prendre des responsabilités – sont tout aussi réels. Nous devons leur donner de l’espace. En ligne et hors ligne.

 

Elli Scambor est sociologue et éducatrice, directrice de l’Institut pour la recherche sur la masculinité et les études de genre/VMG – membre de MenEngage Europe – et vice-présidente de l’Organisation faîtière pour le travail avec les hommes et les garçons en Autriche.

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Cet article a été publié à l ‘origine dans Der Standard (allemand) et est republié ici, avec permission, en anglais.

L’image de couverture a été générée à l’aide de l’IA à des fins d’illustration. L’utilisation de l’IA fait l’objet d’une discussion en direct au sein de l’Alliance MenEngage, notant ses implications pour la justice de genre, sociale et climatique, ainsi que la dynamique de pouvoir en jeu avec une technologie puissante créée au sein d’un système mondial patriarcal et injuste. Nous nous engageons à poursuivre le dialogue autour de l’IA et à partager des mises à jour transparentes au fur et à mesure de son intégration dans la société et de ses implications pour notre mission et notre vision.

Date
11 avril 2025
Source
Europe
Réseau
Europe